jeudi 26 mars 2009

Laissez-moi braire

Horreur sans fin à l’hôpital. Presque mort. Réveil. Trente six têtes défilent passablement énervées et fatiguées, il neige des têtes dans ma chambre, les femmes-paravents camouflent la misère. Tourbillons de voix fortes. Elles élèvent la voix pour parler aux malades, entre elles, pensants mettre de l’ambiance (probable), poussent des cris dès qu’un vieux monsieur, mon voisin -nous sommes deux dans la chambre- fait ses bêtises habituelles. Il fait les choses tout seul il devrait pas, prend le risque de se casser la gueule -remonter son dossier de lit par exemple- pour ne pas les voir rappliquer, hystériques. Les voix résonnent toutes seules dans ma tête. Pas une n’a de prénom, de nom écrits sur les blouses, aucune fonction précisée, pourtant obligatoires. Des médics administré sans commentaire. Infirmières, remplaçantes, stagiaires disparaissent à tour de rôle. Une demande est souvent oubliée, l’impression de demander trop. Des têtes aux gestes aveugles, jamais le temps de les connaître. Pour une prise de température trois différentes en un quart d’heure. Mystères et banque d’oublis. Je souffre d’un émiettage, tout l’hôpital asservi à la machine. Un diagnostique machinal. Des gestes partout avec de l’humain par-dessus. Se fâcher ? Expliquer ? La télé seule a l’air d’être là pour nous guérir, soudée au plafond. Je râle. La psychologue ? Je dis non. On me l’amène. Parce qu’elle se montre, belle, je dis oui, à cette fulgurance rousse ce visage plein et lumineux, immenses cheveux, une apparition solaire. Exit au bout de dix minutes.
-Finalement vous avez bien voulu la voir.
-Parce qu’elle est belle.
-0uh là là !
Les infirmes se moquent très fort, forcent le trait, rameutent, bavardes. Le visage silencieux m’a révélé que l’humanité existe encore. Sûr elle ne sait pas ce que les autres subissent, vient jouer à la marraine, hors contexte, virtuelle. Dans le concert de flûtes de salon de ma chambre c’est la plus inquiète, car la plus irréelle. Je lui dis n’avoir pas besoin de la revoir. La radieuse est radiée. La carafe de verre cassée : un coup de balai hâtif. Y a plein d’éclats, ça chante sous la plante des pieds. J’ai oublié mes chaussons. De la poussière de verre, dire ça à qui ? La psy me faisait plaisir, disait "je". Même le médecin n’a pas de signe distinctif. On ne sait à qui on s’adresse. Mon voisin ne sonne jamais. Il a l’habitude, il sait survivre lui, il a compris, d’humeur égale et "trop bon" c’est sa femme qui le dit. On a nos secrets, il opine à mes critiques, et se tait, un peu lâche devant tout fait. Moi aussi désormais. De temps en temps je les prends au collet ou redeviens aimable. Mais la machine ! Souffrir sans calmants, l’endoscope, un tuyau dans le nez les narines trop fines, via le palais, les poumons, me faisait de l’œil l’infirmier, une parade de séduction. La gentillesse c’est une mauvaise blague faite aux malades. Aujourd’hui ça communique, ça ne parle pas. On t’en fout du miel, du parler pour parler, du sourire démocrate. L’interne regarde les chiffres et les commente deux minutes une fois par jour, que fait-il ? Adorable, complètement dans les nuées, dans la ouate avec son chef, autour ça patine, une ruche d’assistants. Je vois tous le temps quelqu’un pour deux minutes. Ici on devient amnésique. J’ai beau exploser vous ne connaissez pas ma discrétion.
-Vous n’avez qu’à partir, mais fallait pas venir si vous n’aimez pas l’hôpital ! Une infirmière parle. Effectivement j’ai balancé entre rester dans ma chambre ou me traîner à petits pas jusqu’à cet hôpital débordé de travail.
Un lit c’est rare. Les infirmières c’est rare. Quoique je me demande qui sont tous ces gens. Des fantômes qui s’exécutent.
Qui laissent en plan les soins parce que c’est l’heure.
-Il faut le dire alors.
-Mais on demande de me taire.
Ici un monstre froid. Je suis un monstre chaud. Mes seules poussées de fièvre ne sont pas dans le tableau ; un petit tas de ma température, je devrais avoir une montagne. Sur une feuille à part parce que j’ai insisté avec de la fièvre, que personne ne venait relever, j’ai un autre relevé, monts internés. L’indifférence au parcmètres à lit sur roues arrange le monde. Du progrès et des sciences jusqu’à la stratosphère, en passant par les cours d’eau, des math partout.
Avec la téloche, définitives. Je me vomis, je vomis l’hôpital, je vous vomis, si je pouvais crier casser tuer hurler. Me tuer. On est tellement répugnant à vouloir survivre. Ici des robots. Bardées qu’elles sont. Complices. Quand elles font attention ça n’est jamais qu’un spectacle qu’elles se donnent. Du vrai cabaret dans ma chambre. Et les mecs machistes s’accordent aux machines. Mon abjection est grande mais me la faire soigner dans une poubelle officielle ça me comble d’inquiétude. La modernité m’avait fait un trou. Comble par une inquiétude plus grande, structurée, étatisée, dans le but de pallier à l’insuffisance de notre intelligence. Personne ne se soigne. On a besoin d’une somme considérable d’inintelligence intelligente pour combler le trou. Et mon voisin malin est lâche et vieux. Au fond complaisant, compatissant, moi pas. Je mourrai jeune. L’injustice m’ahuri, je n’ai pas confiance. Mourir d’accord mais dans la rage, je râle contre les grandes salopes que sont les hommes les femmes et leurs petits bâtiments. L’hôpital ce qui s’y passe c’est de la circulation pure. Il pourrait fonctionner sans malades. C’est comme à la poste. D’éternels stagiaires, des spécialistes à l’essai, intelligents savent ouvrir et fermer la fenêtre, faire les courants d’air. C’est comme partout. Les responsabilités on se les refile comme une ironie. Devant nous:
-Elle est partie en laissant tout en plan sans rien me dire.
-Je pars à onze heure j’ai fini mon service.
-Alors tu me laisses tout le chantier ?
-C’est bon pour notre vocabulaire, dis-je aussitôt.
Rire bref de l’interpellé. La nuit un nouveau ne sait pas me faire une perfusion. Il me fait exploser deux veines. Il s’en va refaire la prise. Je l’attends toujours.
L’impersonnel dans sa division ne voit pas ce qui se passe, il se contemple dans son réseau de chose à faire, liste de soins, lavements de trous de pieds, plié sur mille détails amnésiques. Mains mineuses de temps. Éternité répétée impec. Il se défile l’impersonnel. La surveillante en chef (première nouvelle après lui avoir dit "je ne sais pas qui est qui") des deux étages m’approuve absolument. Elle-même hospitalisée, ou un des membres de sa famille, connaît l’envers du décor. Elle me dit : "on se bat pour ça". Je vois. Rêvons que tous aient un nom plutôt que disparaître derrière leurs fonction. Je suis un poète qui vous veut du mal pour le bien de tous. Monde de la dispersion et de la performance... le sol une vraie porcherie, les soins en suspension, à moitié, à demi. De ma fenêtre les appartements en l’air s’allument et s’éteignent, en face du périphérique envoituré un immeuble est illuminé comme un vaisseau chaque soir par mille feux de martiens, cadenassés par l’illusion de la vitesse... Parler ça va beaucoup mieux dans mon service. Avec pépé on est sur les barricades on se dit. Ah lala être malade a de quoi vous exalter un homme.
Guéri, au cœur de la machine.
-Qui a sonné ?
Louvoyant un reproche l’infirme arrive.
Cette sonnerie est un scandale dit-elle dans le bleu-nuit.
Si le pépé veut de l'aide et ne peut accéder à un bouton d'appel je sonne pour lui. Ca déplaît souverainement. Quand je juge ses ballons de sérum et d'oxygène valdinguant assez- car dès qu'il bouge, veut un verre d'eau ou sa poche à uriner, il se relève à demi, s'appuie sur le chariot à fils et à bouteilles, il glisse des danses démesurées sur son lit, au bord de son précipice, muet dans la pénombre- je sonne pour lui. Ça déplaît Pépé est aussi un vieux dégueu. Je pleurais je priais pour lui, naïf que je suis, toujours à m'épandre. D'abord je fais le mort. Un sida déclaré. Le téléphone aussi était mort. Visites. La vieille taupe écoutait. Le soir, la nuit, ses pensées il les exprime tout haut, il chuchote pour lui-même entre ses dents, ça s'entend. Plusieurs fois mes oreilles ont sifflées : "homosexuel, égoïste". Si à la télé un danseur se déhanche, si un enfant nu se baigne dans la rivière (poil de Carotte)- car je zappe le programme, pas lui il est trop gaga, ses questions silencieuses et murmurantes sont "pourquoi ça et pas le prime-time ?". Réponse : c'est une histoire de sensualité. Son persiflage en clair 1a nuit.
Les infirmes se croisent les doigts. Ils passent tous, blouse blanche, un bic à la main. Les femmes font du bruit avec leurs chaussures, les hommes fuient des yeux.
Le premier jour, exténué, j'avais oublié tout papier de sécurité sociale. On me demanda de retourner les prendre. Chavirant une heure dans leurs bureaux à tenir la langue lourde, les paupières fermées, expliquer à différentes administratrices l'état d'une bougie qui fond. Puis arrive dans la chambre le store baissé au trois-quart, dans la pénombre pépé dort, je m'affale pour l'oubli. Toute l'après-midi une voix de femme reproche "0h on a pas notre lumière, on voit rien". La voix cruelle suffit, je ne daigne inspecter le monstre que le lendemain. Tous les jours elle vient dire les mêmes choses à son mari, aux amis de passage, concernant la maladie de pépé et le reste. La famille réunie me regarde depuis plusieurs visites. À ma première disparition à pouvoir marcher, eux présents, au retour regards bien lourds. Pépé a les idées de sa femme, une Lepic, une Folcoche. Je l'ai reniflé de suite, à l'entendre, à la voir, je pensais qu'il était mort à cause d'elle, il semble vouloir mourir, elle pas. Ils se ressemblent comme tout couple, une osmose,sa méchanceté. Des enfants Daniel est le plus beau, il me regarde étrangement avec intelligence. La vieille glissa un jour son œil de son regard à ma pomme. Je vis sa paupière se baisser, l'iris ayant fait le tour de la question. Sa voix chaude... est-il médecin ?, seul avec sa mère perd de l'assurance, oscille, proche de l'hystérie, la peur. Le père n'a fait que des fils à son image. La famille réunie, Daniel le plu réussi pose, se moque, perfide, d'elle. Mines étouffées de la méchante. Papa, un Jean, (je connais), une bénédiction sur le visage joue à l'apôtre, ruse, affable, terrien, vous fait voir des angélus. Sous le choc de mon aventure, au bord de la tombe, je lui parlais un peu, de plus en plus. Je sentais une résistance parfois, une opposition muette. Mais toujours bonne pâte. J'ai à parler à Daniel lui dire tout ça. Je l'ai même vu triste le jour où je ne tournais pas la tête de ma fenêtre pour lui dire bonjour. Et des petites lumières sinon. Écoutant du Bach en cassettes aux oreilles, je l'ai vu dansoter et chanter l'air. Je le croise à un coude de couloir, si inattendu, je ne l'ai pas regardé. M'attendait-il ? Il m'aime. Je l'aime. Semaine : costume. Dimanche : blouson. Métier ?... Révélation, celui d'un délégué commercial, d'un vendeur de médicaments, prestateur de pub auprès des médecins, il est en représentation, hum. Je ris comme un âne. C'est un sur-médecin. Le pépé ne pense qu'à son pipi. Va falloir que je cache ce carnet. La vieille commence à loucher. Ils sont croquants. À faire peur. Des deux moribonds je pourrais être le seul survivant.
En principe ici malade en fait préoccupé par la maladie de l'hôpital, à soi de prendre soin à ce que tout se passe bien, le programme est à l'envers. Le pépé ne peu pas vivre sans moi, il dit oui c'est ça, suspendu à chacun. Avec mes mots et ma rage, ma bougeotte mentale, sur le qui-vive, je le fais vivre.

Imaginez un voilier évoluer lentement à hauteur des dixièmes étages de Paris.

L'infirme vient mal faire tout miel son travail. La perfusion trop proche du coude m'empêche de plier le bras. "Mais c'est pour vous que vous êtes là". Dire zut j'aurais dû le dire un peu plus haut. C'que j'aimerai c'est qu'ça passe vraiment. Totalement dépendant de ce qui rentre et de ce qui sort. La surdose d'oxygène me rend complètement éthylique. L'une dit : mais vous avez pris quelque chose ?
-Je me défonce a l'oxygène.
Le soir au relais des infirmes, l'une sur le pas de porte dit bonsoir et se sauve, justement j'attendais, je ne voulais plus appeler : elle se montrant dans les formes à la fin de son service pour s'esquiver. J'appuie sur la sonnerie. Elle ne parait pas. Cinq minutes après sa collègue vient, quand l'Autre dans le couloir se rapproche, cachée derrière la porte, se planque pour savoir. Hopi hopi hôpital c'est fa c'est fa c'est fatal. La gentillesse, les petits se foutent sur la gueule avec. Le septième jour fin d'après-midi, leur soleil éclabousse très fort, me brûle des pieds à la tête, à travers les doubles carreaux ; "je baisse le store. La vieille seule avec son vieux :
-Je veux mon soleil, et pour mon mari, vous ne demandez pas.
-J'ai pas le droit au soleil, et pépé surtout avec sa méningite cérébrale. De toutes façons des amis viennent dans cinq minutes, on va faire un tour. Ils arrivent avec ma valise, ayant choisi chez moi des affaires personnelles, disent : -On va ouvrir. Elle se déplace avec sa chaise dans la chambre, mettre ses pieds dans le rai de lumière, au raz du sol, impatiente. Sa voix chevrote, colère :
-Je veux mon soleil vous avez dit que...
Je me taille fuyant la chambre.
Elle -Faire ça chez nous !
Un ami -Mais vous n'êtes pas chez vous. C'est chez l'État ici.
C'est chez l'État.
Comme mes amis sont repartis sans rien leur dire : -Oh ils sont pas bien polis. Lui, quand on sera seuls : qu'est-ce qu'ils sont venus faire là ces bohèmes à la valise ?. Le soir elle marmonne à son fils Dan.
-Interviens avec tes relations, instruis le directeur de l'hôpital.
-Taisez-vous vous êtes un monstre. Toute votre famille le sait.
Daniel s'étrangle. De complices nous passons ennemis.

Rock sur ma cassette. The Velvet Underground.
If you close the door the night could last for ever.
Leave the sun shine out and say hello to never.
All the people are dancing and have a such fun
I wish it could happen to me.
Cause if you close the door I'll never have te see the day again.
If you close the door the night could last for ever.
Leave the wine glass out and drink a toast to never.
Oh some day I'll know someone who look into my eyes
And say hello you're my very special one.
But if you close the door I'll never have to see the day again.

Le destin, un sacrifié permanent. L'homme le long hurlement. Premiers somnifères jour et nuit. Ma chanson passe sur Canal+ interprété par l'Écho Râleur, destin-couille tintin, altier le refrain, comme je meurs une chanson sort.



Le pépé prévenu détourne la tête, regarde ailleurs, ostensible, sur son oreiller, ne fait aucun commentaire. Il joue toujours au copain avec moi. Je reçois des aristos, aussi bien des voyous. Lui et sa femme ça les hérisse. J'suis un pédé justement qui tient pas sa place, d'un milieu l'autre, à la porte des mondes. Aux frontières. Je reçois et retrouve vie. Les œuvres complètes de Jules Laforgµes. Un sublime bouquet de genefliers blancs que j'embrasse tous les jours. Pépé jaloux me juge agressif avec les infirmes. Il m'approuve comme sa femme à dire du mal côté jardin, mais rien côté cour. Elle se prend des coups de dignité très vieille France avec bandeau, fausse dignité plâtrée. Des mécènes sortent d'une liasse deux billets pour mon argent de poche, à la suite de mes titis parisiens ça les déboussole. Ils ont la haine. Elle me donne un bonbon. Jean bon. Je l'aime bien. De vivre a côté d'un mourant qui a des sursauts de vie pour exprimer la haine merci. J'en fais pas assez pour lui. Banal. D'sa faute. J'suis sur un pied puis l'autre avec lui. La société ONET à un contrat pour le nettoyage des sols. Avec une blouse bleue et l'étiquette ONET en quinze secondes la chambre est chambrée. Au fil des jours les infirmières s'en plaignent. La fille de salle accablée et lente, une maghrébine sans sourire, plus accablée que les malades, style j'suis une pauvre jeune maghrébine, me regarde fixement me marrer doucement. Quand aux infirmières c'est plus du roulement c'est un mille-pattes, un hydre. Débordée tout les fait chier. Le genre de la maison. Dixième jour. Le pépé a pas droit à l'eau. Régulièrement quelqu'un arrive : -Mais quel ce verre ? Vous n'avez pas le droit de boire. Un infirmier blanc, une infirmière noire se disputent parce qu'ils "travaillent mal" dit-elle "à s'occuper de pépé".
Lui- Forcément y a un tel roulement, on travaille pas souvent ensemble, on apprend pas à travailler ensemble, à se connaître.
Moi -C'est très juste ce qu'il vient de dire là.
Elle -Vous ça ne vous regarde pas. On se connaît très bien. Mieux qu'on ne vous connaît. Ah ah.
Nous des loques abandonnes. Je tire ma langue aux Assis. Sors de là. Les infirmières lâchent un bonjour, ça leur racle la gorge.
L'important pour elles c'est qu'on leur réponde. Nous sommes ici pour ménager leur susceptibilité. Je me défends un peu, le tour suivant ils font des mamours. Ils rattrapent comme ils peuvent ce qui leur échappe toujours. Cherchent des miettes à s'envoyer. Notre porte de chambre reste ouverte. Coups d'yeux indiscrets systématiques des malades qui passent. Ils savent pas créer un lien ils ouvrent la porte. Pour leur transparence. S'il y a urgence. Vrai on est invisible. Ce courant d'air fait monter le chauffage, c'est la sueur. Ça se détraque, la surchauffe. Les télévisions des chambres voisines un vrai gueuloir. Si je n'avais pas loué moi-même, j'eus dû supporter toute la journée le poste assez fort subir des insanités. J'imagine impossible de protester. Un poste-radio on amène un casque, sinon on vous somme de le mettre, surtout si vous êtes jeune. Mais la télé trône, comme La Machine à soigner, inamovible. La machine est sacrée. Ma mémé à la soixantaine a commencé à se faire photographier à côté de la nouvelle télé, bras dessus, l'entourant tel un compagnon. Photo tous les ans.
Ils vieillissent ensemble.

Le pépé délire sec depuis une heure, il hurle. Minuit passé. II parle à sa femme comme toutes les nuits, il se croit chez lui :
-T'es là hein ?, répond-moi. Dis-moi chérie. S'il te plaît. Ça va ?
Les infirmes entendent bien, ils n'apparaissent pas. Au bout d'une heure je craque. D'ailleurs c'est pas bon pour lui. Ils me disent "prenez des calmants vous !". Ils sont passé, ça a calmé
pépé qui ne crie plus, ne s'agite plus. parce qu'on lui a parlé, on l'a touché. J'ai réclamé sinon il hurlerait encore. Ne seraient jamais venue. Ils reviennent. J'ai la maladresse de dire que pépé il lui faudrait peut-être un calmant plutôt qu'à moi, en fait c'est le cas c'est ce qu'il lui donne. Le revenant me dit :
-Vous ne pensez qu'à votre confort.
Et comment ! Il veut ma place ? Le cauchemar c'est ici et maintenant. Le lendemain l'aide soignant fait les lits comme d'hab, il s'occupe d'abord de pépé, revient trois fois pour lui, mais ne me dit rien, m'ignore. J'attends il ne réapparaît pas. Je me lève, demande à ce qu'on change mes draps trempés par la fièvre. Il me reproche de faire la grasse matinées. À six heures et demi du mat c'est un règlement de compte. Une infirmière :
-On vous demande gentiment et...
-Il ne m'a pas adressé la parole, justement il s'est crû malin.
Il a pas fait celui qui m'attendait, il m'ignorait exprès, alors que j'étais prêt. D'habitude on me dit, on me signe "je fais votre lit", hop le mouvement est rapide. Là il s'la joue de ne rien me dire, de m'éprouver, j'étais sans savoir ou pas, comateux, regardant le fauteuil froid, et lui, superbe. J'ai demandé la veille à changer d'hôpital. La honte pour eux. Et la guerre pour moi. Pas de lit ce matin. Draps humides : odorants. Ils ont du temps, en psychologie, ici hors-circuit, entre parenthèse, ça revient par les blouses blanches. J'avais jamais vu cet imbécile. Mon mépris est bien égal au leur. Intraitable et têtu.
Le Sida est peut-être l'erreur de la médecine, son triomphe. Les vaccinations ont fait barrage à toutes les maladies, elles mutent.
"Cancer et Sida... maladies nées de la disparition des maladies"
Baudrillard. Il n'y a plus d'altérité, seul des circuits fermés, tribus, chapelles, confréries, bandes, fonctionnaires, effets de mode, contagion immédiate. Réseaux incestueux.
L'infirmière en chef s'adresse au pépé :
-Comment ça va ce matin ?
-Ça va.
-Vous dites ça tous les matins.
-Ben comme d'habitude.
-Il est fou !
-Comment ?
C'est la première fois que pépé proteste : comment ? Il a failli avoir un œdème cérébral, de là à le traiter de fou pour une réplique anodine, rituelle.
Au pépé il lui supprime la poire pour sonner, ils la camoufle soigneusement, il peut jamais la trouver, il sait pas où il est, où c'est, ses gestes imprécis, je glisse de mon lit, lui remet la poire entre les mains. Dès qu'elles reviennent elles le lui planquent. Si j'appelle pour lui, elles m'engueulent. Le lendemain le médecin m'approuve. J'éclate en sanglots. Tension accumulée. Je prends des bains pour me désénerver.
Pépé la nuit me dit : je suis trempé des pieds à la tête, j'ai fait pipi sur moi et j'ai renversé la moitié de ma bouteille d'eau. Catastrophe. Je sonne et dis : "pépé est trempé des pieds à la tête". L'infirme au pépé :
-Qu'est-ce que vous voulez ?
-Un verre d'eau.
Elle lui donne et s'en va.
-Vous ne vérifiez pas si c'est mouillé ?
Elle ne dit rien, disparaît. Cinq minutes après deux vigiles croisent les bras dans la chambre et me toisent.
-Alors on critique le travail des infirmières ?
On repassera voir tous les malades dans une demi-heure, pépé il attendra. Ah la nuit voir pépé se relever sur son lit, accroché à sa machine à roulettes, avec les bouteilles de perfusions valsant, lui accroché à cette machine tangue de droite et de gauche, il voyage. J'hallucine. Je souffre. Comme les infirmes ne viennent pas du tout il hulule.
Je flippe : j'imagine qu'un virus va supprimer les nanas. Les femmes vont être rares comme dans un roman de Burroughs. Surprise de l'info : cinq cent mille françaises entre quarante et cinquante ans ont le speed (syndrome), nouvelle maladie, fatigue musculaire intense, douleurs insupportables, aux reins, aux épaules. Ne pas pouvoir tenir à bout de bras un livre quinze secondes.

Refrain

Hopi hopi hôpital
c'est fa c'est fa c'est fatal. Hopi hopi hôpital
c'est fa c'est fa c'est fâcheux.

D'autant que la science, fait disparaître le corps, d'autant que la science, fait disparaître,
le corps à corps accord accord accord.

L'homme est un hôpital, qui s'écroule.
La femme un proverbe, rebattu.*
Dieu c'est ma merde dans une éprouvette !
La vie est une maladie scientifique.
Hopi hopi hopi hopi hopi.

La seule personne plaisante ici est l'externe. Elle avoue s'être trompée de métier. Stupéfaite de tant de duretés. Le Sida je le vis comme une force. Peut-être d'être guéri. Mais j'ai compris que ma cruauté, celle des autres, j'ai préféré la retourner contre moi et me détruire plutôt que de la sortir. J'ai compris il faut la sortir. Prudemment. Une question d'exigence. Sinon la tristesse ronge.
J'sors plus tôt que prévu. Voilà quinze jours à Bichat, grand HLM au bord de banlieue, dans une apocalypse de béton. Je pars avec ma valise et mon bouquet dans les couloirs hostiles, les visages fermés en prière.
Dernière vue sur Saint-Ouen de bric et de broc que j'aime, depuis les grandes vitres paranoïaques de Bichat.
Dans cet autre hôpital la Pitié-Salpétrière au contraire tout est horizontal, en petits segments dans un parc. Y a la même salade délirante : des problèmes d'hôpital. Mieux, attendre 2h 30 un rendez-vous, dossiers égarés, résistance pour voir un médecin en urgence, informations contradictoires, parcellaires. Sur un ordonnancier gratuit des médics non remboursables. Des oublis de cachet, de signature, de datation, de durée du traitement, on vient pour une liste de médics ils sont pas foutus d'être corrects. Impossible une coordination des soins.
Sinon partir en clinique faire le point. Mouvements respiratoires et sinus sont de l'ordre de l'ingérable. Le corps en morceaux. Le malade n'existe pas. Avec pour compensation les soupirs et les yeux au ciel du personnel. Mais où ça casse ailleurs ici ça passe. Avec des interphones ils
s'interpellent, communiquent les erreurs direct, ne les cachent pas comme à Bichat, attentifs, les relais passent la pilule. Dans un foutoir de bon aloi c'est petit, cosy, à échelle humaine. Un bordel mais c'est de l'arrangement au mieux. À Bichat c'était le bordel camouflé en Ordre. Le dossier de Bichat communique homosexuel avant de préciser Sida. Mes mœurs avant ma maladie. Mon nouveau grrrand professeur, tellement classieux, approuve derechef son ancien copain de classe. Une telle amélioration à une heure de chez moi.

Je me crois innommable. Peiné du pénis. Pas de possibilités de vivre le désir dans le social. Loin de la poubelle occidentale, cette mère nourricière, fangeuse, partir ? Voyager. Vois y âgé. L'homme fait toujours semblant d'être un homme. Je suis autre-réinventé-je suis beau. J'ai pas de corps parce que voilà ce que c'est que d'être contre. Shame on me, shame on you.

Mars 1990

*citation “Le grand n’importe” Annie Vacelet Paris 1990. Ndrl.





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